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Chroniques
J'étais dans ma maison et j'attendais que le pluie vienne
opéra de Jacques Lenot
Le jeune homme est revenu dans la maison d'autrefois. Il en était parti il y a bien longtemps. Il vécut ailleurs, sans faire signe aux cinq femmes de sa vie d'avant : la Plus Vieille, la Mère, l'Ainée, la Seconde, la Plus Jeune. À partir de la pièce de Jean-Luc Lagarce, Jacques Lenot a construit un livret elliptique qui va droit à l'essentiel : le drame de la perception intime où l'on ne sait plus si l'on évoque des souvenirs prégnants ou des fantasmes salutaires, où le passé se perd dans ce que la mémoire transcenda. L'attendu se meurt dans la chambre d'enfant, tandis que la parentèle s'excorie d'horreurs jetées à la figure, précisément parce qu'une sorte d'amour nummulitique se révèle à l'effondrement physique du revenu. La Mère souhaite garder la mort de son fils pour elle seule, la Plus Vieille croit qu'enfin tout rentrera dans l'ordre, l'Ainée jauge sa propre existence à l'aune de celle supposée du frère, enfin les deux jeunes se rassurent d'une touchante tendresse, dans le pré-souvenir d'un bal à revivre.
C'est avec une sensibilité rare que la musique de Jacques Lenot [lire notre entretien] assemble au point de surjet les latences soudain précipitées de cette situation sombrement infertile au renon impossible autant que désiré, par une partition d'une remarquable subtilité d'écriture faisant la part belle aux vents, dans l'omniprésence du piano, où interviennent des chœurs lointains. On pense plus d'une fois à la couleur particulière d'AL OL, pièce d'orchestre de 1998 dont la nuance globale se trouverait ici littéralement inversée. Plus ponctuellement, l'incise est volontiers chambriste, toujours redoutablement virtuose. La Scène VI est la clé de voûte de ces délivrances douloureuses, les cinq voix s'exprimant alors a cappella ou presque (discrète intervention d'orgue), sans décorum – dans le vrai sens du terme : c'est-à-dire qu'ayant quitté le domaine du convenable, ce qui ne se doit pas dire impose silence à la fosse. En fermeture de dernière scène, à la lente extinction de l'orchestre répond celle des lumières.
Car, pour J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne, Christophe Perton a imaginé une mise en scène toujours parfaitement rythmée par la musique, dans l'extérieur synchrone comme dans la profondeur « climatique ». Un lent ballet de fenêtres et de portes révèle l'inertie objective de l'argument qu'il situe tant au dehors qu'à l'intérieur de la maison. Avec la complicité de Christian Fenouillat pour les décors et de Dominique Borini pour les lumières, Perton sait montrer jusqu'au temps qui passe. Plus que du Boccanegra de Nancy, on se souviendra de la délicatesse de son travail pour Affabulazione de Pasolini, il y a une dizaine d'années, où la maison déjà faisait sens. Saluons (durant un interlude de piano) la pertinence de sa proposition filmique projetée sur la façade soudain blanchie par la cruauté de l'appareil, une lumière de vacances dépolie par le souvenir, mais qui n'exista peut-être jamais comme telle. On y court dans un verger, on y rit, on y est heureux… comme ce n'est plus vrai.
Traditionnellement, on allume des chandelles pour veiller celui qui vient de rendre l'âme. Ce soir, la rencontre de cette âme est contrariée par la disparition préalable du jeune homme dont le retour, muet, n'était qu'un autre aspect de l'attente qu'il suscita : la mort. Quand il s'éteint, la longue veille commencée lorsque le père le chassa de la maison n’a plus lieu d'être. C'est tout naturellement que les femmes soufflent les flammes.
Il n'est pas si fréquent qu'une création soit servie par une distribution de ce niveau. Les formats vocaux ont été soigneusement choisis de manière à s'équilibrer, la caractérisation des rôles est idéale. Nadine Denize est une Plus Vieille à la sage autorité dont la couleur vocale fait merveille, Valérie Millot donne à la Mère un impact d'une belle ampleur, l'Ainée d'Emma Curtis caresse l'oreille de graves sensuels, Valérie MacCarthy offre une pâte généreuse à la Seconde, tandis que la Plus Jeune bénéficie de la fiable agilité de Teodora Gheorghiu. Dirigeant les musiciens de l'Orchestre de la Suisse Romande, Daniel Kawka livre une interprétation scrupuleuse et précise de ce troublant opéra.
BB